6. Groupes et identité sur le web


6.2 Les groupes sociaux

6.2.1 Les groupes : notions fondamentales

Le dictionnaire Larousse définit un groupe comme la « partie homogène d’un ensemble dans une classification » ou un « ensemble de choses, d’animaux ou de personnes, formant un tout et définis par une caractéristique commune ». Un groupe social est un ensemble d’individus qui interagissent sur une base régulière. Il s’agit d’une des structures sociales les plus générales.

Le groupe et la foule

Contrairement à la foule (crowd), le groupe a une certaine permanence, au-delà des arrivées de nouveaux membres et des départs d’anciens membres. Une foule est généralement anonyme ; les différences entre individus sont peu importantes. Dans un groupe, les différences entre individus peuvent être fondamentales. Les rôles de chacun sont souvent définis de façon assez précise, bien qu’une certaine négociation soit possible pour changer de rôle à l’intérieur d’un groupe.
Divers types de groupes sociaux ont diverses structures : hiérarchique ou égalitaire, ouvert ou fermé, stable ou dynamique. Un groupe a aussi une certaine identité : il peut être nommé et ses limites peuvent être perceptibles.

L’interdépendance

L’espèce humaine est grégaire : nous avons tendance à former des groupes. La raison en est assez simple : nous dépendons des autres pour notre survie, en particulier entre la naissance et l’enfance. La plupart des autres mammifères deviennent autonomes beaucoup plus tôt que les humains. La fragilité de l’être humain à la naissance est une caractéristique que nous partageons avec certaines espèces d’oiseaux et qui correspond à la notion d’altricialité.

L’interdépendance est donc une caractéristique fondamentale de notre espèce et elle permet de comprendre notre tendance à former des groupes. En sciences sociales, le support mutuel que s’offrent les membres d’un groupe est conçu comme une des bases de la vie sociale. Le groupe peut alors être perçu comme un système qui se maintient de lui-même.

Les interactions et le rapport

Les groupes sont basés sur des interactions sociales. La teneur de ces interactions peut varier grandement. Par exemple, certaines interactions sont asymétriques et dépendent d’une hiérarchie entre les individus en présence. D’autres interactions peuvent être basées sur une notion d’égalité de statut, même si des différences individuelles peuvent conserver leur importance. Il est aussi possible de distinguer des interactions formelles (comme un concours de chant ou une entrevue d’emploi) d’interactions informelles (comme une conversation dans un ascenseur ou une rencontre amicale). La diversité des interactions fait souvent la force de la vie sociale.

Le terme rapport est utilisé en anglais pour désigner un type particulier d’interaction sociale. Il s’agit d’un lien fort établi entre individus, qui équivaut à la notion d’être « sur la même longueur d’onde ». Ce lien est souvent la base d’une relation durable qui, par extension, peut être au coeur de la construction d’une communauté.

6.2.2 Quelques types de groupes sociaux

Dans ce qui suit, nous allons définir différents types de groupes : les communautés, les réseaux, les institutions et les équipes. Ces définitions serviront dans la suite du cours.

Les communautés : définitions

Parmi les groupes sociaux les plus importants du point de vue sociologique se trouvent les communautés. En sciences sociales, la notion de communauté est une de celles qui tendent à être définies de façon distincte par chacun. Il est facile de se perdre dans la diversité des définitions. Plusieurs définitions du terme communauté, surtout celles provenant du milieu académique, sont très strictes et ne permettent d’appliquer le terme qu’à des groupes très ciblés. Par exemple, la communauté est souvent considérée comme un groupe social avec un ancrage local, géographique. Dans une communauté, les gens se côtoient quotidiennement, ils « vivent ensemble ». La notion de « communauté virtuelle » semble alors être un abus de langage lorsqu’elle est appliquée à des gens qui vivent aux quatre coins de la planète.

Des définitions aussi strictes de la communauté ont certains avantages. Elles permettent, entre autres, de discuter du sentiment d’appartenance à une communauté ou du fait que l’inclusion dans une communauté donnée n’est pas toujours l’objet d’un choix conscient. Par ailleurs, c’est en développant la notion d’une « communauté imaginée » que Benedict Anderson a réussi à définir des dimensions importantes du nationalisme.

Les membres d’un groupe aussi vaste que l’État-nation n’interagissent pas entre eux de façon directe et régulière : je n’ai pas de contacts fréquents avec tous ceux qui habitent le pays dans lequel je vis. Mais certains moyens de communication à vaste distribution, comme le journalisme, donnent de l’importance au fait d’appartenir à une même nation. Puisque le même journal est lu par des gens à travers tout le pays, je me sens en relation avec eux. Je n’ai peut-être pas de liens directs avec eux, mais puisque nous vivons dans le même pays, nous avons des liens potentiels.

Ces liens potentiels (l’on pourrait même dire « virtuels ») engendrent un sentiment d’appartenance. Nous reviendrons sur ce modèle en parlant de l’histoire des moyens de communication. Dans ce cas, la notion de communauté reste basée sur un critère géographique (le « territoire » associé à la nation), mais elle permet des contacts plus indirects.

Les définitions ci-dessus sont utiles à la recherche universitaire en sciences sociales, mais elles semblent peu appropriées pour parler du web participatif, qui est justement basé sur la création de divers liens en dehors des communautés locales ou des identités fixes.

D’autres définitions de la communauté, surtout celles utilisées hors du contexte des sciences humaines, sont très vastes et inclusives. Tous ceux qui partagent une caractéristique quelconque peuvent être désignés comme formant une communauté, même sans se connaître. S’ils ont quelque chose en commun, il y a communauté au sens de partage.

Le partage d’un intérêt commun définit une communauté d’intérêts. On pourrait même parler de communauté (au sens de commonality) pour désigner n’importe quel élément partagé, par exemple les gens dont le nom de famille comporte la lettre T ou ceux qui sont nés un lundi. [1] Une définition aussi large semble être de peu d’utilité pour désigner des groupes au sein du web participatif puisqu’elle pourrait désigner des groupes de n’importe quelle structure. En fait, elle ne désigne même pas des groupes sociaux, puisque les individus doivent interagir entre eux sur une base régulière pour être considérés comme faisant partie d’un groupe social. Par contre, des critères en apparence aussi arbitraires peuvent être utilisés pour la création de groupes sociaux dont certains sont des véritables communautés.

Dans le web social, le terme « communauté » est utilisé à toutes les sauces. Il désigne souvent tout groupe social en ligne, sans égard à la structure de ce groupe ou à son importance pour ses membres. Dans le contexte de ce cours, il est utile de construire une définition intermédiaire, à la fois flexible et limitée :

Une communauté est un groupe social qui peut contribuer de façon significative à l’identité de ses membres.

L’appartenance à une communauté

Le fait d’être membre d’une communauté donnée fait l’objet d’un sentiment d’appartenance, même souvent d’une certaine fierté. Les membres d’une communauté se définissent volontiers par leurs similarités avec d’autres membres du groupe et par ce qui les distingue des membres d’autres communautés. La rivalité entre Québec et Montréal fournirait un bon exemple de ces deux aspects de l’identité communautaire : un Montréalais peut désigner ce qui est « typiquement montréalais », et les gens de Québec aiment se distinguer des Montréalais.

Une communauté se doit d’avoir une certaine structure pour servir de base à une véritable identité sociale. Le sentiment d’appartenance de ses membres peut être plus ou moins fort, mais il doit être significatif et non trivial. Après tout, il y a certainement des gens qui accordent une certaine importance au fait d’être nés un lundi. Il pourrait alors y avoir une communauté (ou, au moins, un groupe sur Facebook) des gens nés un lundi. Mais ce n’est pas le jour de naissance qui crée la communauté. C’est le fait de reconnaître cette similarité comme significative qui donne au groupe le caractère de communauté. Après tout, il existe bien un groupe Facebook pour les gens dont le prénom ou le nom de famille est souvent mal prononcé ou mal épelé. Pour certaines personnes, cet élément commun peut être la base d’un sentiment d’appartenance et peut servir de base à un regroupement. La reconnaissance des ressemblances est une base forte de la vie sociale.

Contrairement à l’étiquetage par autrui, qui porte souvent sur une caractéristique isolée, la définition d’une communauté se fait à l’interne. Ce sont les membres de la communauté qui se conçoivent en tant que tels et non le simple fait de se faire désigner comme ayant des caractéristiques communes avec d’autres. Ce n’est pas en étant reconnu comme fin gastronome qu’un quelconque individu devient automatiquement membre d’une communauté de gastronomes. C’est en s’associant à diverses personnes qui se reconnaissent elles-mêmes à travers un rapport à la gastronomie et en se faisant accepter par cette communauté que quelqu’un peut devenir membre.

Le fait d’être accepté par une communauté donnée n’est pas une mince affaire. Il s’agit non seulement d’être reconnu comme partageant certaines caractéristiques avec les membres de la communauté, mais aussi de respecter plusieurs règles relatives à cette communauté. Pour « faire sa place », il faut aussi « garder sa place » et accepter de se comporter de façon appropriée dans le contexte de la communauté. D’ailleurs, il faut souvent faire ses preuves, en entrant dans une communauté : pensez par exemple à la communauté scientifique. Et certaines structures hiérarchiques liées à la « politique interne » de la communauté font souvent l’objet d’un intense travail de négociation.

En d’autres termes, l’entrée dans la communauté nécessite l’acceptation dans les deux sens : de la part du nouveau membre, qui doit accepter le fonctionnement de la communauté, et de la part des anciens membres, qui doivent accepter ce nouveau membre. Une autre façon de le dire est que chaque communauté a « une histoire » et qu’il faut savoir respecter le passé de la communauté pour être accepté en son sein.

Une certaine cohésion sociale est généralement caractéristique de la communauté. Le sentiment d’appartenance à la communauté s’accompagne de la notion que « nous sommes tous dans le même bateau ». En cas de difficulté, la communauté vient en aide à l’individu et l’individu a comme responsabilité de contribuer au maintien de la communauté. La pérennité de la communauté est alors maintenue.

Le réseau social

La communauté est donc un groupe social plutôt structuré, ce qui fait contraste avec le réseau social qui, lui, couvre un champ social à limites floues. D’un point de vue sociologique, un réseau est une structure souple et dynamique. Il est basé sur des contacts individuels qui peuvent être ponctuels ou fréquents. Puisque la notion de réseau est abordée ailleurs dans le cours, nous n’allons pas l’élaborer de façon détaillée ici. Mais il est important de noter que le réseau se construit par des contacts individuels. En ce sens, le réseau se construit bottom-up ou depuis le bas vers le haut : des liens dyadiques (entre paires d’individus) en viennent à créer une structure plus vaste.

L’institution

La notion d’institution est fondamentale en sociologie, où elle correspond à un large ensemble de structures sociales. La famille (en général) et le mariage sont des institutions, tout comme l’est un monastère. Dans le cadre qui nous occupera ici, le terme correspond plutôt à un groupe social stable, généralement hiérarchisé, qui se maintient grâce à une organisation formelle. Une entreprise privée, une université, un ministère et un organisme à but non lucratif sont des institutions. Dans une large mesure, c’est cette signification de la notion d’institution qui est à la base de cette présentation de Clay Shirky sur la collaboration. Visionnez-la pour bien comprendre la notion d’institution.

L’équipe

Aussi évidente qu’elle puisse paraître, la notion d’équipe permet d’aborder des notions importantes touchant à divers groupes. Réduite à sa plus simple expression, une équipe peut être conçue comme un groupe social orienté vers un but commun. Les membres d’une équipe partagent donc un objectif, même si ce but est parfois imprécis et que des intérêts individuels peuvent le rendre plus difficile à atteindre.

Une équipe est généralement de petite taille, ne contenant qu’un nombre limité d’individus. Mais elle peut constituer une subdivision d’une organisation plus large, y compris l’institution au sens où elle vient d’être présentée. L’équipe peut ou non être hiérarchisée. Les rôles individuels au sein d’une équipe sont généralement distincts et souvent négociés par une série d’interactions. Lorsqu’une équipe est construite, cette négociation peut être assez tendue, surtout en ce qui a trait à des rôles considérés comme plus importants ou plus prestigieux.

Bruce Tuckman a proposé un modèle de la formation des équipes qui peut avoir un intérêt plus large dans la formation de divers types de groupes. Qui plus est, son modèle est facile à mémoriser (dans sa forme originale, en anglais) : forming, storming, norming, performing. (Laurent de Rauglaudre en offre une explication simple en français.)

  • Forming (formation). La formation initiale du groupe. C’est la rencontre des divers participants.
  • Storming (tempête). La négociation, souvent échauffée, au sujet des tâches et des statuts.
  • Norming (normalisation). La régulation des comportements.
  • Performing (exécution). Le travail sur les tâches à accomplir.

En plus d’être facile à comprendre, ce modèle a le mérite de mettre l’accent sur la formation de groupe comme processus progressif.

6.2.3 La formation de groupes

Les êtres humains forment continuellement des groupes. Compte tenu du caractère grégaire de notre espèce, il n’est pas surprenant de voir des groupes sociaux se former et se transformer à chaque instant. De l’expérience commune de vivre une même épreuve peuvent naître l’empathie, la sympathie, la confiance. Au fil d’interactions diverses, nous formons tous des liens, qui peuvent servir de base à divers types de groupes sociaux.

Certains de ces groupes sont des groupes construits de toutes pièces par des volontés individuelles, des plans stratégiques. C’est généralement le cas d’une équipe, qui est un groupe formel et normé. La construction d’un groupe est une tâche complexe et l’on peut croire qu’elle dépend de traits de personnalité comme le charisme. Pourtant, des groupes de ce type sont construits sur une base régulière par des individus divers et ce n’est souvent que par observation a posteriori que le caractère charismatique d’individus ayant réussi à créer un groupe est reconnu.

Beaucoup de groupes sont des groupes émergents ou ad hoc : ils s’assemblent de façon plus organique et plus fluide. Plus qu’une volonté individuelle de construire un groupe, la jonction de plusieurs intérêts spécifiques est à la base de ce processus de construction. On peut dire que le groupe se construit « de lui-même » en ce sens que ce sont les gens qui choisissent de se joindre au groupe, contrairement à un processus formel de recrutement. Une personne peut servir d’instigatrice dans la formation du groupe, mais ce rôle est très distinct de celui de leader hiérarchique. Ces groupes n’ont souvent initialement même pas de nom.

Lorsqu’une idée permet de rallier plusieurs personnes, un groupe peut être formé rapidement. Pour un exemple anodin, pensez à un groupe d’amis au sein duquel se forme un sous-groupe dont les membres décident soudainement d’aller voir un film ensemble. Le sous-groupe en question peut avoir une structure très fluide. Le consensus peut se faire facilement et rapidement, sans qu’il y ait création de structure hiérarchique.

La plupart des groupes sociaux émergent de processus de formation hybrides, en ce qu’ils comprennent des éléments de divers processus. Un groupe peut d’abord se construire de façon ad hoc puis prendre de l’ampleur grâce au travail acharné d’une « meneuse », une personne experte dans l’art de diriger les gens. D’autres groupes encore sont construits autour d’un projet individuel, qui peut être abandonné par l’instigateur, mais qui a entre-temps permis la convergence de divers intérêts.

Si les groupes peuvent se former rapidement, ils peuvent aussi se transformer ou même se dissoudre et disparaître tout aussi rapidement. Divers événements peuvent conduire à la dissolution d’un groupe et son maintien n’est jamais complètement assuré. Si certains facteurs pouvant fragiliser un groupe sont assez bien connus, les prédictions au sujet de la survie d’un groupe sont très difficiles à faire. Il n’y a pas de « recette miracle » permettant d’assurer la survie d’un groupe donné. Par contre, certaines structures sociales sont par nature plus durables que d’autres. C’est le cas de la communauté et de l’institution, contrairement au réseau, à la foule et même à l’équipe.

L’histoire des communications et la formation de groupes

Pour avoir un avant-goût de ce dont nous discuterons ici, visionnez la vidéo ci-dessous, où Clay Shirky explique en quoi la disponibilité de nouveaux moyens de communication change les dynamiques de communication, notamment entre les gouvernements et les citoyens. (Vous pouvez lire une transcription de ses propos sur le site DotSub.)

Les changements dans diverses méthodes de communication influencent les interactions sociales, qui sont centrales dans la formation des groupes. Examinons ces changements pour nous aider à construire un modèle historique de la formation des groupes. Nous ferons en même temps un lien avec les formes de gouvernement, dont l’existence est liée aux moyens de communication disponibles.

La communication orale, qui demeure primordiale dans la vie sociale, est généralement associée à l’interaction synchrone en « coprésence ». Les interactions basées sur l’oralité peuvent permettre de former des groupes vastes, surtout lorsque ces groupes sont structurés en réseaux. En suivant une chaîne ininterrompue d’interactions de nature orale, il est possible de construire un réseau complexe et vaste, couvrant même de larges régions géographiques.

Apparue avec le commerce, l’écriture permet l’interaction asynchrone in abstentia. Au cours de l’histoire de l’humanité, l’écriture a longtemps été l’apanage exclusif d’un groupe restreint d’individus exerçant souvent un certain contrôle sur le reste de la population. Si les systèmes monarchiques et aristocratiques ne dépendent pas directement de l’écriture, il y a une certaine adéquation entre l’utilisation de la communication écrite comme forme de contrôle et l’existence d’une hiérarchie. Par ailleurs, le contrôle de l’écriture est souvent effectué par des autorités religieuses. Le sémiologue italien Umberto Eco a d’ailleurs utilisé ce type de contrôle de l’information comme élément narratif de son roman à succès, Le Nom de la rose.

L’invention de l’imprimerie, technologie permettant la reproduction aisée de l’information, signale la naissance des médias de masse, comme les journaux. Ceux-ci permettent l’essor de larges communautés, associant un vaste territoire à un sentiment d’appartenance. Le modèle de la démocratie représentative basée sur l’État-nation est à inscrire dans cette logique. L’imprimerie constitue, selon Benedict Anderson, l’une des bases du nationalisme.

L’imprimerie incarne un modèle de diffusion large (broadcasting) : origine unique, destinataires multiples échelonnés dans le temps et dispersés dans l’espace.
Il est à noter que si le modèle de démocratie représentative qu’il permet s’oppose aux systèmes aristocratiques et monarchiques, il n’en est pas moins hiérarchisé.

Comme nous en avons discuté au module 4, les contraintes physiques de la reproduction par la presse à imprimer impliquent un contrôle de l’accès et l’existence de gardes-barrières. Seuls certains individus et certaines institutions ont la possibilité d’utiliser la presse à imprimer et, ainsi, de diffuser l’information à large échelle.

La radio et la télévision sont apparues longtemps après l’imprimerie. Elles suivent néanmoins, comme celle-ci, le modèle de diffusion large (« un-à-plusieurs ») centralisée.

Les technologies « plusieurs-à-plusieurs »

Si l’invention du télégraphe et du téléphone a ouvert la porte au contact distant entre n’importe quelle paire d’individus (one-to-one), on verra avec le développement de l’ordinateur l’apparition de nouveaux moyens de télécommunication qui mettent un instrument de diffusion large entre les mains de chaque participant. Pour reprendre les termes de Clay Shirky, c’est un peu comme si, en tournant un bouton, vous pouviez transformer votre téléphone en émetteur radio.

En effet, les babillards électroniques et les débuts d’Internet, avec ses listes de courriel (mailing list) et ses groupes de discussion (newsgroups), marquent l’apparition de formes nouvelles de communication à émetteurs et récepteurs multiples. C’est le début du règne du « plusieurs-à-plusieurs » (par calque de forme sur l’anglais many-to-many) [2]

Les contraintes matérielles entourant la reproduction de l’information s’amenuisent considérablement, au point de devenir négligeables. Les coûts associés à la diffusion de l’information sous forme électronique sont si minimes qu’ils n’entrent pour ainsi dire plus dans l’équation. Les moyens de diffusion ne font donc plus l’objet d’un contrôle basé sur des critères économiques. Au départ, ces moyens de communication ne sont utilisés que par un très petit groupe. Mais, à la fin des années 1990 et au début du XXle siècle, ces moyens de communication tendent à se généraliser, à se démocratiser.

Comme ce fut le cas pour les technologies précédentes, les technologies « plusieurs-à-plusieurs » vont permettre à de nouveaux groupes de se former et de maintenir un lien de communication. Au cours des années 1960, Licklider prédisait déjà que les communautés se formeraient désormais autour d’intérêts plutôt que d’être contraintes par la tyrannie de la géographie [3]. On assiste désormais à la naissance de groupes divers, pour lesquels la localisation géographique des participants n’a que très peu d’importance.

Même la notion de territoire commun tend progressivement à s’estomper. La « carte politique » du monde, avec ses frontières tracées entre territoires nationaux, demeure importante. Mais il est désormais possible d’entrevoir ce que pourrait être un monde « post-national », dans lequel le territoire n’a plus d’importance.

Le web social et la formation de groupes

Nous venons de voir comment, à travers l’histoire, les technologies de communication ont fourni différents leviers à la formation de groupes. Voyons maintenant comment les innovations du web social viennent accélérer le processus.

Tôt sur le web, les babillards (message boards) et les forums s’établissent, comme autant d’îlots dans un gigantesque archipel, mais plutôt indépendants, peu connectés entre eux. On les désignera sous le vocable de communautés virtuelles.

En parallèle, des pages personnelles apparaissent par millions. Avec le temps, beaucoup d’entre elles se regroupent en webrings : des chaînes de sites hyperliés les uns aux autres dans une structure d’anneau. C’est une façon pour les responsables de ces sites de briser l’isolement en formant des groupes.

Au tournant du millénaire, les nouveaux outils du web social qui apparaissent rendent la formation de groupes « ridiculement facile », même pour des gens qui n’ont pas d’aptitudes techniques particulières.

Pour commencer, autour de chaque blogue se forme d’abord le groupe des lecteurs et commentateurs réguliers. Ces groupes sont en quelque sorte des « égo-communautés » à géométrie et à taille variable, centrées sur l’auteur individuel. C’est un peu comme si l’auteur parlait en public, avec un attroupement autour de lui. Il y a une différence notable, toutefois : dans un lieu physique, les membres de l’audience peuvent se voir ; sur un blogue, seuls les lecteurs qui commentent deviennent visibles. (On utilise le terme lurker pour désigner une personne qui est présente mais invisible.)

À peu près en même temps, certains systèmes multi-blogues comme Livejournal incorporent le concept de groupe comme entité bien identifiée (en anglais, on parlerait de first-class concept) à laquelle l’utilisateur peut se joindre. L’innovation sera reprise à de nombreux autres endroits. Par exemple, le site de partage de photos Flickr ouvre grand la porte à la formation de groupes, en permettant à n’importe quel utilisateur de former un groupe (à partir de rien !) et d’y inviter qui il veut. Chaque groupe Flickr comprend une collection de photos et des forums de discussion auxquels tous les membres peuvent contribuer. Plus tard, le système Facebook empruntera l’idée à son tour en introduisant des groupes et des Fan Pages que n’importe qui peut créer.

Par ailleurs, les systèmes de tagging, comme nous l’avons vu au module 2, permettent de rendre visibles les groupes implicites [4] qui se forment quand différents utilisateurs emploient une même étiquette. Dans ce cas particulier, l’utilisateur n’a pas nécessairement l’intention de joindre le groupe. Il ignore parfois même son existence.


Un groupe implicite peut également émerger de façon plus intentionnelle. Dans le système de microblogging Twitter/X, beaucoup de participants ont commencé à employer les hashtags (« étiquettes dièse ») : des étiquettes précédées du symbole # qui désignent généralement le sujet ou le contexte de leur message. Grâce à la fonctionnalité de recherche par mot-clé de Twitter/X, ceci crée un canal de communication de facto entre les utilisateurs qui utilisent et surveillent l’étiquette en question.

En voici un exemple à échelle modeste : durant les vacances de leur supérieure (prénommée Erin), les employés d’une petite entreprise se sont mis à gazouiller en utilisant l’étiquette erinsgone. Depuis son terrain de camping, la dame en question s’est prise au jeu et s’est jointe à la discussion. (Souvenez-vous que la présentation est en ordre chronologique inverse.)

Voici un autre exemple de groupe formé par les hashtags. Il est devenu coutume, durant les événements où sont présents une haute proportion d’utilisateurs de Twitter/X, d’utiliser une « étiquette consacrée » pour partager toutes sortes d’informations liées à l’événement en question. Cette pratique est déjà répandue dans la « Twittersphère » francophone, comme en témoigne la capture suivante prise durant un colloque sur la recherche et pratique du e-learning qui a eu lieu fin 2009.

Les moyens de formation de groupes sur le web que nous avons présentés jusqu’à présent s’appuient sur des systèmes centralisés comme Livejournal ou Twitter/X. Tous les membres doivent donc être des utilisateurs du même système. Cependant, même si cela demeure plus difficile au moment d’écrire ces lignes, il est également possible de former des groupes de façon décentralisée. Par exemple, en novembre 2009, le blogue de Suw Charman-Anderson arborait un badge hyperlié vers le site du Open Rights Group, signifiant son appui à ce groupe.

Du moins en théorie, l’ensemble des blogueurs qui utilise ce badge sur leur blogue appartient à un groupe d’appui. Un bon moteur de recherche de liens pourrait dresser la liste de ces blogueurs et leur permettre de se trouver les uns les autres.

Depuis quelques années, la densité géographique de gens actifs sur le web est devenue telle qu’il est désormais possible de créer sur le web des communautés d’intérêts qui sont non plus distribuées à travers le globe, mais bien locales. Ainsi, la communauté YulBlog naît dès mars 2000 à partir de liens établis en ligne entre différents blogueurs de Montréal. À ce jour, dans toutes les grandes villes, un nombre incalculable de rencontres de groupe en face-à-face ont été rendues possibles par l’activité en ligne de personnes qui ne se connaissaient pas au premier abord. À Montréal, ces rencontres portent des noms comme YulBiz, CreaCamp, WebCamp, YulCamp ou GeekFest.

Le service Meetup a été créé dans le but de fournir un point central pour déclencher des rencontres en face-à-face, n’importe où sur le globe. Ainsi, une personne qui a un intérêt particulier, mais ne connaît encore personne près d’elle qui partage cet intérêt peut facilement créer un groupe local, et par la suite voir tranquillement s’y joindre, comme par magie, d’autres personnes qui partagent son intérêt et avec qui elle pourra faire connaissance lors d’une rencontre.

[1Le Grand Dictionnaire Terminologique suggère le terme communité pour référer à ce construit.

[2On peut aussi parler de moyens de communication multivoques.

[3J. C. R. Licklider et Robert W. Taylor. 1968. The Computer and Communication Device. Science and Technology, p. 21-31.

[4Rappel : un groupe implicite en est un auquel on ne se joint pas explicitement, par exemple en cliquant un bouton « Se joindre à ce groupe », mais indirectement par une action particulière.