Le web social et la circulation de l’information


4.3. La confiance et la crédibilité à l’ère du réseau

4.3.1 La confiance et la crédibilité

Les intermédiaires de la connaissance

Dans notre civilisation, à notre époque, la plupart des connaissances
que nous avons proviennent presque exclusivement de tiers (amis,
parents, professeurs, médias). Ceux-ci nous transmettent soit des
informations à propos d’expériences qu’ils ont vécues, soit des
savoirs sur le monde environnant, proche ou lointain.
Ces informations et ces savoirs, nous n’aurions pas pu tous les acquérir de première main au cours d’une seule vie. Voilà pourquoi nous avons besoin de ces intermédiaires pour assimiler la plupart de nos connaissances.

Quotidiennement, ces intermédiaires nous rapportent des faits et
nous transmettent des expériences que nous ne pouvons pas ou n’avons pas le
temps d’assimiler nous-mêmes. Nous leur faisons confiance. Si nous
devions ne dépendre que de nos connaissances personnelles,
nous serions sérieusement limités. En fait, nous dépendons des autres
pour la majorité de nos idées et de nos connaissances. Avec les informations
que les autres nous communiquent, nous construisons une vision du monde
qui nous permet d’agir.

La confiance et la crédibilité

Les concepts de confiance et de crédibilité sont proches, mais ne se
recoupent pas tout à fait. B.J. Fogg et Hsiang Tseng proposent de
définir les deux termes
ainsi
 :

  • La confiance (trust) indique une une perception positive quant à la fiabilité et la bonne foi d’une personne.
  • La crédibilité (credibility) serait une perception relative à la fiabilité, mais accordée à une information. Plus une information est crédible pour nous, plus nous sommes enclins à la croire.

La confusion fréquente entre les deux termes vient du fait que l’on
accorde quasi-automatiquement de la crédibilité à ce que dit une
personne de confiance. Le besoin d’être sûr d’une information et de la
personne qui nous la transmet est essentiel pour se construire une
vision cohérente du monde. La crédibilité d’une information est
nécessaire pour bâtir un point de vue cohérent.

Il est important de noter que la confiance et la crédibilité ne résident pas dans la personne ou l’objet considéré, mais se rapportent fondamentalement à l’observateur. Autrement dit, ces attributs n’ont pas d’existence autonome hors de la présence d’un observateur.

L’autorité cognitive

Le concept d’autorité cognitive a été défini par Wilson en 1983 [1] en relation avec la confiance :

Une personne A est une autorité cognitive pour une personne B dans un
domaine d’intérêt donné lorsque ce qu’exprime A possède plus de poids
pour B que toutes autres assertions existantes sur le sujet.
(Traduction libre)

Par exemple, dans la société médiévale, pour beaucoup de personnes, le prêtre était une autorité cognitive pour tout ce qui concernait la vie après la mort.

Les personnes qui font pour nous autorité constituent un raccourci lorsqu’il est question d’attribuer la confiance, de vérifier et de légitimer de l’information en provenance de sources non autoritaires. Par exemple, beaucoup d’enfants vont vérifier auprès de leurs parents une information qui vient d’un autre enfant avant de la tenir pour vrai.

Il serait toujours possible d’effectuer une recherche soi-même, afin
de prouver qu’une autorité dit vrai ou non. Mais généralement, il est plus
facile de faire confiance que de vérifier soi-même à chaque fois. En d’autres mots, la confiance est la méthode utilisée afin s’éviter de faire la preuve chaque fois.

4.3.2 Les institutions de la crédibilité

C’est entre les individus que la confiance s’installe (ou non) le plus
instinctivement. Mais à l’échelle de nos sociétés ultra médiatisées,
nous utilisons une technique plus efficace. Nous avons bâti des
institutions légitimantes qui valident des quantités d’information
phénoménales : les médias de masse sont devenus nos intermédiaires
pour appréhender la réalité au-delà de nos propres cercles de
confiance rapprochés.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle (et même au début du XXe
siècle), la presse écrite était l’unique vecteur d’information sur le
marché de masse. Les journaux envoyaient leurs reporters aux quatre
coins du pays ou du monde et ils décrivaient « le monde tel qu’il est ». Ils se voulaient des « témoins directs » de ce qu’ils rapportaient.
Le journaliste est censé valider ses informations, les vérifier en
les recoupant à l’aide de plusieurs sources. Il tente d’être
« objectif ». La croyance qui s’installe alors veut que, dans la
transformation de l’événement en nouvelle et dans son transport
jusqu’au lecteur, l’information ne s’altère pas malgré tous les
intermédiaires.

Selon les époques, cette croyance accorde à certaines formes de
communication (orale, écrite, par l’image) la faculté de transmettre plus
adéquatement la réalité du monde. Le XIXe siècle compte sur la grande
presse et ses reportages écrits pour valider une grande quantité
d’information sur le monde qui les entoure de la façon la plus
« réaliste » possible. Puis la radio et l’image ont surpassé
en « réalisme » l’écrit. La nouvelle technologie est censée propager
l’information de façon encore plus transparente.

C’est au XXe siècle que l’image a déclassé les autres modes de communication comme
nouveau moyen pour transmettre plus « objectivement » le monde. D’abord
la photo, puis l’image animée, et ensuite le cinéma sonore et la
télévision se sont imposés. Ne dit-on pas de la caméra qu’elle a un « objectif » pour
filmer le monde ? Le reportage documentaire au cinéma, les actualités à
la télévision, la photo à la une du magazine ; l’image semblait offrir
aux auditeurs un spectacle non altéré du monde. C’était l’âge d’or des
téléjournaux et des grands téléreportages.

4.3.3 La perte de confiance dans les institutions

Au tournant de la Seconde Guerre mondiale, des intellectuels ont
commencé à décrier les médias de masse comme étant une machine à contrôler
les esprits. C’était la théorie critique des médias de l’École de
Francfort
,
dont Théodore Adorno
était la figure de proue.

Pour Adorno, l’homme se serait libéré des contraintes imposées par la nature grâce au développement de la raison, mais non sans
une régression : la domination progressive que l’homme exerce sur
l’homme (notamment par l’intermédiaire des gouvernements). Les médias de masse
acculturent progressivement et radicalement les masses en leur
imposant des méthodes de reproduction de biens culturels standardisés.

D’ailleurs, le livre Propaganda (1928) d’Edward Bernays, père de l’industrie des relations publiques, se réclame sans ambages de la conviction que les médias doivent être mis au service des élites pour convaincre la population de ce qui est bon pour elle.

Aujourd’hui, au début du XXIe siècle, nous voyons progressivement diminuer la
confiance envers ces médias de masse (et, simultanément, envers les
gouvernements) et remarquons la montée de nouvelles modalités
d’interprétation de la réalité. La diminution de la circulation de la
presse écrite, commencée avec la montée de la télévision, s’accélère
avec l’arrivée d’Internet.

Lecture



 Lecture. Médias en crise - De la qualité de l’information dépend celle du
débat citoyen

d’Ignacio Ramonet, rédacteur en chef du Monde diplomatique.

- Question d’approfondissement. Pourquoi pensez-vous que Ramonet croit que les médias citoyens offrent une meilleure qualité ?

La crise actuelle des médias de masse découle de l’effritement d’une
croyance culturelle auparavant plutôt solide, celle voulant qu’une
information sur un évènement ne s’altère pas du tout dans sa
transmission. C’est dire que l’acte de la transmission doit donc
lui-même passer inaperçu, afin de préserver le sentiment
qu’un évènement et une information sont une et même chose. Or, de plus en
plus de gens questionnent ouvertement la façon dont la nouvelle est fabriquée :
on commence à rejeter les médias de masse en les soupçonnant de
présenter une fausse objectivité.

Jean-Louis Weissberg soutient
que- :

[c]e qui est remarquable et nouveau dans la crise de légitimité de
l’audiovisuel, ce n’est pas tant l’accumulation des scandales (fausses
images de la première guerre du Golfe, interview réarrangée de Fidel
Castro, images détournées du charnier de Timisoara, etc.), que le
doute généralisé que suscite désormais toute image enregistrée ; doute
révélateur d’une séparation croissante entre le « voir » et le « 
croire ». Le pacte de conformité qui liait jusqu’à présent
l’enregistrement et la chose enregistrée s’est rompu. Et la méfiance
n’est pas le produit de la tromperie,
mais plutôt, à l’inverse,
celle-ci peut être débusquée parce que l’état de méfiance nous habite
désormais.

Lecture



 Lecture. La crise fiduciaire des médias de
masse

de Jean-Louis Weissberg.

- Question d’approfondissement. Décrivez comment Weissberg voit « l’expérimentation » modifier les pratiques de communication et la façon dont un acteur d’évènement
court-circuite l’intermédiaire traditionnel.

Nous entrons dans une nouvelle société où la vérité perçue ne peut
plus se limiter à la capture directe par les instruments
d’enregistrement d’institutions légitimantes, monopole des riches
institutions médiatiques. Weissberg ajoute que le réalisme (la
correspondance du propos avec ce qui s’est passé) laisse graduellement
sa place à l’incarnation de la nouvelle (la personnification du point
de vue). Le vécu subjectif de l’événement serait plus crédible
qu’une impossible objectivité.

On peut considérer l’objectivité comme la qualité de ce qui existe en
dehors de l’esprit, une façon d’être impartial. Mais dans la vraie
vie, toute reproduction d’évènement doit nécessairement se faire du
point de vue de quelqu’un, journaliste y compris. Ce dernier tente de
prendre une position objective en cachant sa part subjective (ou en
tentant de la diminuer – mais sans possibilité de l’éliminer).
Weissberg donne à montrer qu’au contraire, en étalant sa subjectivité,
en reconnaissant le vécu subjectif comme un « vécu plus vrai »,
incarné, l’événement acquiert un certain degré de réalisme puisqu’il
fait reconnaître que dans toute transmission il y a un point de vue :
l’évènement est vécu à travers la narration de quelqu’un et n’est en
aucun cas retransmis sans altération au cours de la transmission.

Cette reconnaissance du point de vue (cette subjectivité assumée) est
une réponse au doute croissant qu’ont entraîné les multiples
scandales que mentionne Weissberg. La vérité perçue n’est plus limitée
à une capture directe par les instruments d’enregistrement
d’institutions dont la légitimité est parfois mise en doute, mais
s’étend à un ensemble plus vaste de multiples captures à multiples
points de vue.

La légitimité des organisations médiatiques traditionnelles se trouve
diminuée, à coups de suspicion permanente, d’un côté, et par la montée
d’autres canaux de transmission non filtrés (par autopublication), de
l’autre. L’émergence des réseaux sociaux sur le web crée une
redistribution des normes de croyance et l’explosion des blogues, par
exemple, en a été à la fois la grande cause et la conséquence. Le web
social crée des espaces où un processus de discussion, de vérification
et de débats colporte une autre façon de voir le monde : celui du
commentaire incarné par la multitude.

[1Wilson,
Patrick. 1983. Second Hand Knowledge : An Inquiry into Cognitive Authority,
Greenport Press, Westport, Connecticut.