Le web social et la circulation de l’information


4.5 La circulation de l’information sur la place numérique

4.5.1 L’influence du web social sur la sphère publique et les médias traditionnels

Comment savoir ce que tout le monde pense tout bas ? Pour que s’opère
un passage de la sphère privée, personnelle, vers la sphère publique,
médiatisée, il faut premièrement que les personnes qui partagent le
même savoir intime – sans le savoir – se rendent compte qu’elles
prononcent les mêmes jugements dans des situations similaires.

Ensuite, si le nombre de ces personnes augmente, elles prennent
conscience que leur jugement dépasse leur sphère personnelle. Ces
personnes tentent ensuite de faire reconnaître publiquement ce qu’elles
énonçaient en privé. Avant, ce partage d’opinion était réservé aux
gens des médias.

Le partage de ce jugement entre des blogueurs qui se croyaient
minoritaires donne de l’assurance aux gens pour s’opposer aux
lectures officielles, notamment les institutions légitimes, les médias
de masse ou même les spécialistes établis dans leur sphère d’activité.
Ce processus n’aurait jamais pu fonctionner auparavant. Il fallait un
système où l’information circule librement, à moindre coût, ainsi que le
mécanisme des hyperliens via les moteurs de recherche pour faire
émerger l’information.

L’arrimage du vox pop avec les médias traditionnels

Mais il reste encore à expliquer l’arrimage avec le système des médias
traditionnels. Les médias traditionnels émettent une quantité limitée
d’information chaque jour et doivent choisir ce dont ils vont
traiter. Les médias regardent ce qui se dit sur la Toile pour savoir ce
qui intéresse les gens ; c’est une façon simple de connaître les
préférences du public qu’ils desservent. Le réseau devient rapidement incontournable dans un domaine où la pression est forte, le temps de réaction court et la concurrence
omniprésente.

Une information qui serait autrefois passée sous le radar des médias
peut se trouver portée par le web social et reprise par la suite par
les médias. Une histoire que
relate Jay Rosen dans The Legend of Trent Lott and the
Weblogs
illustre bien ce scénario. En 2002, un sénateur américain, Trent Lott,
a prononcé un discours controversé, devant
un parterre de journalistes, suggérant à mots à peine
couverts qu’il souhaitait un retour à la ségrégation raciale.
Un seul journaliste a relaté cet évènement,
mais la nouvelle a été reléguée au second plan.

Elle était sur le point d’être complètement oubliée, lorsque des blogueurs
ont retrouvé un certain nombre de documents disponibles dans les archives et
les ont croisés pour affirmer, hors de tout doute, la validité d’une
accusation de racisme à l’endroit du sénateur. Devenue une tempête dans
la blogosphère, l’information est réapparue dans les médias peu de
temps après. Le sénateur a dû démissionner.

Dans cette nouvelle écologie de l’information qui se met en place, les
médias traditionnels peuvent mieux cibler ce qui intéresse leur
lectorat et reconnaître une crédibilité légitimée aux blogueurs.

Lecture



 Lecture. Agenda-setting, opinion leadership, and the world of Web
logs

de Aaron Delwiche (2005)

- Question d’approfondissement. Pensez-vous que les conclusions de l’article sont encore
valables aujourd’hui ?

La culture du lien

La culture du lien est très forte dans le monde des blogues. Citer sa
source est même une question d’honneur pour le blogueur. C’est qu’il y a une conscience
d’être véritablement un relais qui s’appuie sur des sources
préexistantes. L’exclusivité (scoop) étant un fait rare, reconnaître (et
récompenser) le relais précédent par un lien est devenu une norme
commune chez les blogueurs.

Les médias, surtout écrits, ont longtemps résisté (et certains résistent
encore) à la pression de citer leurs sources à l’aide d’hyperliens. Peut-être est-ce
parce que la nouvelle était publiée pour une édition papier, ce qui
n’invitait pas à changer de médium « pour vérifier la source ». Quoi qu’il en soit, on se trouve dans une situation où il est souvent plus facile de remonter le cours de l’information trouvée sur un blogue que dans un journal.

4.5.2 L’autorité d’influencer l’opinion publique

Les bloggeurs ont désarçonné les médias traditionnels en ne se contentant pas de jouer les interviewés de seconde zone. Ils ont compris qu’ils avaient, eux aussi, un auditoire. Voyons comment.

Voix et lectorat

Revoyons la différence entre une page web et un blogue. Prenons des
sites consacrés aux collections de figurines historiques ou aux météorites
ou tout article de Wikipédia. Ces sites ont un lectorat, certes, mais pas un
public. L’information déposée sur un serveur web ne possède pas de
public précis. Une page web ordinaire utilise internet comme simple
canal pour trouver son lecteur éventuel.

Un blogueur, lui, se préfigure un auditoire, par le choix d’une
langue, d’un sujet, d’une voix. Il se crée un public par la fréquence
de publication, le rendez-vous qu’il donne à son audience. Et dans ce
sens, la blogosphère est un média. Le blogue est un outil de diffusion
vers un auditoire. Par exemple, regardez la quantité et la qualité des
commentaires sur ce billet de Clay Shirky Why Abundance is Good : A
Reply to Nick Carr
.

Les nouveaux connecteurs

L’une des fonctions significatives du blogue consiste à attirer
l’attention de son audience sur certains sujets et, conséquemment,
d’en passer d’autres sous silence, c’est-à-dire de structurer une
hiérarchie de sujets. Même si l’espace écran et l’espace disque sont virtuellement
infinis, l’espace mental et le temps du lecteur sont finis, et la
finitude est créatrice de rareté, donc de valeur.

Dans la nouvelle écologie de l’information, cette valeur donne le
pouvoir aux blogueurs de concurrencer les anciens sélecteurs,
ces gens qui filtrent pour nous l’information des médias
traditionnels.

Mais sur le réseau Internet, où toute barrière peut être immédiatement
contournée tellement il y a de sources d’information, les blogueurs
doivent davantage être perçus, non pas comme de nouveaux
sélecteurs, mais plutôt comme des nouveaux « connecteurs ». Les
blogueurs envahissent un nouvel espace, ils ne remplacent pas les
anciennes institutions. Ils sont appelés à jouer un rôle dominant dans
la gestion du flot d’information d’aujourd’hui et, par ce pouvoir, ils
exercent une influence considérable. Bloguer pour influencer devient
une réalité.

Si le thème des sélecteurs vous intéresse, nous vous recommandons la lecture de The new
Gatekeepers
de Jon Garfunkel (2005).